Drift

Michaël Borremans


I. Le premier cheval

Le choléra grouillait, invisible à travers l'eau, tapi dans les puits et les fontaines,
se tortillant dans les ordures et les excréments.
Des vers infinitésimaux perçant les intestins, jusqu'à ce que toute l'eau et le sel se déversent du corps,
jusqu'à ce que le corps devienne un ver se ratatinant et se tordant,
jusqu'à ce que la peau brûle comme une flamme.
La mort bleue, visage caché dans un bandana, creusait des tombes avec les fossoyeurs
qui tombaient un à un dans des trous qu'ils creusaient pour d'autres morts.
Des médecins étaient décédés également en voyant les signes dans le miroir,
la main tremblante sur le rasoir.

II. Le deuxième cheval

Le médecin était descendu du bateau, de retour de Paris, l'humidité de la peste scintillant dans sa barbe.
Il avait vu sa belle-mère qui l'avait nourri s'enfoncer dans un monticule de terre,
son corps vide comme l'enveloppe d'une sauterelle en période de sécheresse.
Il s'en essuyait les mains.
Dans les tentes de quarantaine, il y avait du laudanum à la cuillérée amère,
de la limonade et du bouillon.
Dans la pénombre des lampes à pétrole, il y avait des compresses froides contre des fronts,
de l'élixir de quinquina.
Pour les paysans et les esclaves gémissant un dieu,
le médecin prescrivait du champagne frais pour apaiser le ventre.
Pour le commandant de garnison, il y eut un silence amer.

III. Le troisième cheval

À chaque hacienda, à chaque plantation, tandis que les corps des esclaves roulaient dans les fossés,
toutes les hanches et les côtes vidées étaient dépouillées de leurs noms.
Le médecin commandait le flambeau de la caserne où les corps s'emmêlaient, entassés,
comme s'ils n'avaient jamais quitté le navire qui partait vers l'Afrique.
Tenus éveillés par les vers voraces qui se régalaient d'eux,
occupés à regarder les flammes bleues qui noircissaient le bois,
 les esclaves voyaient un autre fléau pointer.
 Celui des menottes raclant la peau des mains qui coupaient la canne.
 La peste, à quatre pointes, pour les fuyards récupérés.

IV. Le quatrième cheval

Acheter ces enfants aux fronts baptismaux.
La peste des maîtres, remuée avec des cuillères dans les tasses de café,
échangeait des pièces sur la place du marché, aux enchères, passant de main en main.
Le médecin commençait à l'église avec vingt-cinq pesos.
Des pièces de pirates tombées entre les mains des esclaves
pour retomber ensuite dans celles des maîtres.
Le médecin s'étranglait dans la chambre du bourreau,
crachant dans sa barbe quand les soldats de garde ne se réveillaient pas de l'opiacé de l'Empire. 
La société secrète des abolitionnistes poussait des fuyards dans des barques pleines vers d'autres îles
 à l'heure la plus bleue de la nuit.

V. Le cinquième cheval

Le gouverneur avait entouré son titre au nom de l'empire mais une vision lui fit mal.
 Dans le monde d'après, plus de menottes.
Dans son œil brûlait le bleu du drapeau rebelle.
Nous l'appelons le médecin qui a épuisé cinq chevaux sans dormir
alors qu'il chassait des armées invisibles dans la nuit.

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